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Pourquoi les régimes autocratiques tiennent-ils tant aux élections ?

Personne dans un isoloir en Russie
Pendant les élections régionales et locales à Moscou le 9 septembre 2022. Natalia Kolesnikova/AFP

La démocratie directe constituerait-elle l’antidote magique à la fatigue démocratique que nous traversons ? Les récents développements, en Russie et ailleurs, appellent pourtant à considérer que l’élection peut paradoxalement constituer le meilleur allié du pouvoir autoritaire. C’est dire aussi que la démocratie ne peut jamais se réduire à l’élection, même lorsque celle-ci est « libre ».

Le régime politique russe, qui recourt massivement au vote (élections locales, parlementaires, présidentielles et sondages hebdomadaires à la demande du Kremlin), nous offre une illustration exemplaire de la possible instrumentalisation de l’élection par le pouvoir. Un texte récent du philosophe russe Greg Yudin propose ainsi de rapprocher le régime de Poutine de ces régimes plongés dans des « états de plébiscite constant » théorisés par l’économiste américain Joseph Shumpeter, dans la lignée du philosophe allemand Carl Schmitt.

Dans ces régimes, l’élection constitue l’un des opérateurs privilégiés de la fabrique du pouvoir autoritaire, sur fond de dépolitisation de l’espace public. Cela va des réformes réactionnaires visant à resserrer toujours plus la chape idéologique de la propagande dès le plus jeune âge (refonte des programmes éducatifs du jardin d’enfants à l’université, renforcement de la formation militaire) à une politique impérialiste d’agressions présentées comme « défensives », extrêmement efficaces lorsqu’il s’agit de nourrir le fantasme de l’unité nationale.

La conflictualité interne au corps politique se trouve projetée, et par là même soldée, à l’extérieur, sur « l’ennemi » : l’Ukraine « nazie », peu ou prou identifiée à l’Occident « anti-russe », et désormais à Satan. En privant les citoyens de l’espace du débat démocratique, en éliminant toute concurrence politique véritable, le régime de Poutine constitue le choix du plébiscite comme la seule « option » possible, visant à réalimenter la toute-puissance du dictateur. Dès lors, le peuple appelé aux urnes n’est jamais que la construction imaginaire que l’autocrate construit et façonne, comme son émanation.

Le vote n’est pas l’essence de la démocratie

Nos démocraties, aussi libérales soient-elles, n’échappent pas au risque autoritaire. Nous ne pouvons pas considérer que ce dernier soit circonscrit à la Russie de Poutine, à la Hongrie d’Orban ou à l’Italie de Meloni.

La dépolitisation du peuple n’est pas l’apanage des régimes non démocratiques, même si elle prend, en démocratie, des formes différentes. C’est dire que le vote ne constitue jamais à lui seul l’essence de la démocratie.


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Il peut aussi conduire des personnalités et des programmes autoritaires au pouvoir, l’histoire et les résultats électoraux récents nous l’ont assez montré. En 2020 déjà, un sondage du Cevipof soulignait que 41 % des personnes interrogées adhéraient à l’idée qu’« en démocratie rien n’avance, [qu’]il vaudrait mieux moins de démocratie mais plus d’efficacité ».

Au sein de la Ve République, ce goût pour le chef reste et demeure un fantasme par ailleurs très efficient. Par conséquent, croire et prétendre que multiplier les suffrages directs pourrait nous permettre d’en finir avec la crise démocratique constitue une erreur, parce que cela revient à identifier la démocratie et le vote.

Il suffirait alors de proposer régulièrement des votes ponctuels sous la forme de référendums pour revitaliser la vie démocratique, ce que semble entériner la pratique généralisée du sondage, qui constitue trop souvent l’alpha et l’oméga de l’analyse politique. La limite de cette analyse, c’est qu’elle suppose que le problème de l’engagement politique soit soluble dans celui de l’offre électorale, ou de l’offre référendaire.

Fabriquer du commun

Or le cas russe nous rappelle une leçon essentielle, qui se trouvait déjà au cœur de la problématisation grecque de la liberté, et soulignée par le philosophe Cornelius Castoriadis. Dans son analyse de l’Oraison funèbre de Périclès par Thucydide, il rappelle que l’essence du fait démocratique ne peut résider que dans une pratique effective de la délibération collective, celui de l’examen patient où l’on discute et l’on fabrique du commun, et sans lequel le vote ne peut constituer qu’une coquille vide.

C’est dire aussi que le danger qui inquiète irréductiblement toute démocratie (comme il menace d’ailleurs tout sujet) est celui de la passivité et du désengagement. Il n’est pas certain à cet égard que la solution à la crise démocratique se trouve dans le recours au référendum, ou même, dans l’élargissement de l’« offre » électorale dans laquelle les citoyens seraient censés mieux se retrouver, parce qu’ils seraient « mieux représentés » par un personnel politique qui leur ressemble.

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Nous devons peut-être aussi, sinon d’abord, repenser ce qu’il s’agit de représenter : l’opinion politique. Or l’opinion politique demande à être construite, elle se façonne par ce long travail qu’Hannah Arendt a appelé la fabrique d’un monde de « l’universelle dépendance » auquel la crise climatique donne d’ailleurs une évidence et une actualité nouvelles, ce monde où « je peux me faire représentant de qui que ce soit d’autre ».

Les conditions par lesquelles le peuple peut s’instituer comme pouvoir

La réflexion sur les institutions démocratiques ne semble donc pouvoir faire l’économie d’un retour sur les conditions par lesquelles – revenons à l’étymologie – le peuple, démos, peut lui-même s’instituer comme pouvoir, kratos, ce qui relève toujours d’une construction patiente et exigeante, loin de l’imaginaire de la toute-puissance que flattent les populistes.

Loin sans doute aussi de ce que les Conventions citoyennes – à l’exception de la Convention citoyenne sur le Climat, qui fut une expérience exemplaire mais dont les propositions n’ont pas été retenues –

nous donnent à voir, ce recueil d’opinions spontanées soustraites à toute procédure de délibération collective, c’est-à-dire à ce temps critique de l’échange d’arguments où se frottent expériences, compétences et savoirs des acteurs engagés (loin des procédures managériales des agences de conseil auxquels on confie trop souvent l’organisation du débat, avec la volonté délibérée d’exclure désormais tout « expert » des sujets complexes qu’il s’agit de discuter).

La démocratie n’est de ce point de vue jamais seulement un régime juridique mais, comme le soulignait déjà Castoriadis relisant les Grecs, un processus et une dynamique définie par un ethos, une manière d’être, rendue possible par l’esprit critique qui doit demeurer la finalité ultime de l’éducation : souvenons-nous que démocratie et philosophie naissent et vivent ensemble.

Ce n’est pas ailleurs que se joue la capacité d’émancipation des sujets, leur politisation, sans laquelle la démocratie, cet « imaginaire collectif instituant », ce savant mélange d’« entendement » et d’« imagination », reste une chimère.

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