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Réintégrer les mis en cause pour terrorisme : derrière les incertitudes, des enjeux majeurs

Croquis d'audience réalisé le 19 février 2007 de (GàD) Saïd Arif, Abderamane Alam, Zinedine Khalid, Khaled Ouazane et Nouredine Merabet qui figurent parmi les 27 prévenus des “filières tchétchènes” jugés en appel au palais de justice de Paris pour des préparatifs d'attentats islamistes sur le sol français en 2001-2002. BENOIT PEYRUCQ / AFP

Près de « 10 % des condamnés islamistes pour terrorisme (TIS) et plus d’un tiers des détenus ordinaires suspectés de radicalisation (DCSR), qu’ils soient accusés ou condamnés, seront libérés d’ici la fin de 2019, et plus de 80 % des 143 personnes déjà condamnés le seront d’ici 2022 ». Cette déclaration du gouvernement français à travers le Plan d’action contre le terrorisme 2018 suscite aujourd’hui de nombreuses interrogations.

La réintégration sociale des personnes condamnées pour faits de terrorisme et des détenus suspectés de radicalisation constitue l’un des principaux défis sociétaux des années à venir et un enjeu majeur pour les acteurs de la justice, de la police, de l’administration pénitentiaire et du travail social.

En France, les études cherchant à déterminer les causes de la radicalisation violente et du terrorisme djihadiste semblent s’abîmer dans l’opposition, parfois convoquée de manière caricaturale, entre « islamisation de la radicalité » et « radicalisation de l’islam » portées par les chercheurs Olivier Roy et Gilles Kepel.

Donnant l’impression d’une « querelle française sur le djihadisme », ces débats tendent à concentrer les regards sur les profils et les mécanismes d’entrée dans la radicalisation.

Pourtant, la protection des citoyens et la préservation de la paix sociale passent aussi par la capacité des sociétés à favoriser leur réintégration sociale et leur désengagement de la radicalisation violente.

À l’instar de la prévention de la radicalisation, en comprendre les enjeux nécessite des approches pluridisciplinaires capables d’intégrer les problématiques sociales, sécuritaires et judiciaires.

Déradicalisation ou désengagement ?

Les pratiques socio-judiciaires en matière de réintégration en milieu ouvert des personnes radicalisées ont la particularité de poursuivre plusieurs objectifs : la réinsertion sociale, la surveillance, le désengagement et parfois la déradicalisation.

L’absence d’un usage stabilisé des notions employées dans les pratiques et les recherches concernant les processus de réintégration et le manque d’articulation entre elles constituent un obstacle important à l’efficacité des programmes et des recherches actuelles.

Faut-il susciter un processus de déradicalisation ou de désengagement ?

Le terme de déradicalisation implique des modifications du système de croyance amenant à rejeter l’idéologie extrémiste au profit de nouvelles valeurs, tandis que la notion de désengagement s’inscrit dans la perspective d’un renoncement à la violence sans présupposer l’abandon des valeurs sous-jacentes.

De ce point de vue, l’analyse des processus de désengagement et de réinsertion doit se faire au regard des dimensions impliquées dans ces processus (pragmatique, sociale et idéologique) des dynamiques individuelles et collectives, mais aussi des attentes et valeurs de l’ensemble des acteurs (TIS, DCSR, police, justice, travailleurs sociaux).

La littérature internationale a permis d’identifier certains facteurs de désengagement, dont, par exemple, la désillusion vis-à-vis du groupe et de l’idéologie, les nouvelles relations sociales, les changements de priorité, le fait d’acquérir de nouvelles opportunités en matière d’emploi et d’éducation ou encore l’ouverture à d’autres visions du monde.

Ces travaux invitent à répondre aux questions suivantes : comment les individus perçoivent-ils leur propre réintégration ? Quelle est l’importance de l’implication des familles, des proches et des communautés dans la réintégration ? Comment les professionnels du travail social, de la justice et de la police adaptent-ils leurs outils et leurs pratiques à l’hétérogénéité des trajectoires, des besoins et des ressources ?

Peu de travaux portant sur le contexte français permettent croiser ces différentes dimensions dans l’analyse du processus de réintégration. Or, il s’agit là d’un enjeu social et scientifique majeur.

Prendre en compte les contextes locaux

Certaines variables relatives aux leviers et freins de réinsertion sociale tiennent à des facteurs que l’on pourrait qualifier d’« écologiques » dans la mesure où les individus vont retrouver certains groupes et espaces urbains qui vont constituer leur environnement de vie et de réinsertion sociale.

Si de nombreux engagements violents se sont construits à partir de facteurs individuels, on ne peut oblitérer qu’ils se sont également constitués dans le cadre de dynamiques ancrées sur des territoires, au sein d’un « milieu radical » local (pouvant lui-même être connecté à d’autres espaces sociaux au niveau national ou même transnational).

La maison d’Olivier Corel mentor de nombreux djihadistes
La maison d’Olivier Corel dans la région d’Artigat, « émir blanc » et mentor de nombreux candidats au djihad ou djihadistes confirmés comme les frères Clain. Photo prise en novembre 2015 peu après les attaques à Paris. Éric Cabanis/AFP

Dans certains contextes, ce dernier s’est parfois structuré dans le temps, en donnant lieu à la constitution d’espaces sociaux susceptibles de fournir aux individus divers types de ressources (idéologiques, affectives, existentielles, matérielles, etc.).

La filière d’Artigat, dans la région toulousaine, en constitue un bon exemple. Entre espace urbain et rural, à l’interface de dynamiques urbaines, familiales, et amicales, sur plus d’une vingtaine d’années, cet environnement a contribué à faire émerger des profils djihadistes tels que les frères Merah, Sabri Essid ou encore les frères Clain, cadres de l’État islamique.

Il apparaît donc utile de comprendre quels rôles ces milieux radicaux ont pu jouer dans les trajectoires de radicalisation des individus et, d’autre part, s’ils sont susceptibles de constituer un frein dans leurs réorientations de vie

Une transformation des institutions de contrôle

Dans une autre perspective, ces sorties de détention sont susceptibles de participer à une transformation plus ou moins profonde des institutions de contrôle et de leurs modes de régulation (policing) du phénomène terroriste.

Elles génèrent des questionnements relativement inédits qui pourront se traduire tant par une transformation des instruments juridiques que des politiques menées en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme, tant au niveau des cadrages politiques nationaux que dans leurs modalités de mise en œuvre locale.

Par exemple, on a vu se structurer et se renforcer les moyens du renseignement dans le champ carcéral avec la constitution d’un Service national du renseignement pénitentiaire (SNRP). De même, le Conseil Interministériel de Prévention de la Délinquance (CIPD) à intégré la question de la Radicalisation en se renommant CIPD(R).

Parmi ces mutations, la question de la place des expertises et des instruments susceptibles de limiter les risques de passage à l’acte seront également au cœur des nouvelles économies de la décision dans les années à venir.

Ainsi, comprendre plus spécifiquement comment se construisent les savoirs et les expertises en matière d’évaluation de la dangerosité et du risque de passage à l’acte au plan territorial, au sein de quels espaces et réseaux d’action publique, mais aussi à partir de quels diagnostics et instruments (évaluatifs et/ou prédictifs), constitue un enjeu majeur pour les autorités et administrations publiques.

La nécessité de bien structurer l’évaluation

La mobilisation d’outils d’évaluation valides constitue un enjeu majeur pour la réinsertion sociale des personnes condamnées pour terrorisme, aussi bien sur le plan individuel et l’élaboration d’un plan d’accompagnement adapté, que sur le plan collectif et la mise en œuvre d’une évaluation des effets produits par les actions et programmes déployés.

Sur le plan individuel, les données de la littérature internationale rappellent que l’évaluation structurée des personnes est une condition nécessaire – mais non suffisante – d’une réinsertion sociale efficace.

L’évaluation vise à identifier les facteurs de risque dynamiques, à savoir les facteurs statistiquement associés à la récidive, comme les attitudes antisociales, mais modifiables par un niveau approprié de prise en charge.

Elle vise également à identifier les facteurs de protection, c’est-à-dire les facteurs qui réduisent le risque de récidive soit par un effet direct sur la récidive, soit par un effet dit « tampon » venant réduire l’effet d’un ou plusieurs facteurs de risque.

On parle alors d’une évaluation structurée lorsqu’elle repose sur l’utilisation d’outils permettant de spécifier à l’avance les dimensions et facteurs qui devraient être évaluées, de par leurs liens avec la récidive ou la violence.

Si l’utilisation d’outils permettant une évaluation structurée n’est pas garante d’une évaluation parfaite des personnes, et doit toujours être interprétée dans les limites afférentes à toute méthode, la recherche a clairement établi qu’en matière d’évaluation du risque de récidive et d’élaboration d’un plan d’intervention, une structuration reste indispensable à la mise en œuvre d’un évaluation valide et fidèle.

Sans cette structuration, il devient plus que difficile de se prémunir de l’effet des biais de jugement (ou heuristiques) propres à toute activité d’évaluation : l’évaluation – qu’elle soit menée par des travailleurs sociaux, des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, ou des (experts) psychologues et psychiatres –, et donc son interprétation en matière de risque de récidive ou d’élaboration d’un plan d’intervention, pouvant alors davantage dépendre de l’évaluateur que des problématiques de la personne évaluée.

La question des biais

Cette problématique est d’autant plus importante dans l’évaluation du risque en matière de terrorisme et de radicalisation que la réaction de l’opinion publique à ce risque (à laquelle les professionnels peuvent ne pas être imperméables) est également susceptible de constituer un biais.

Alors que la structuration de l’évaluation du risque de récidive peut encore susciter une opposition importante en France, il est important de mieux comprendre les pratiques des professionnels, les différences possibles en fonction de leur statut, et leurs implications sur les processus de désengagement et de réinsertion sociale.

Une telle compréhension est d’autant plus importante qu’une évaluation valide est nécessaire pour déterminer l’intensité des interventions et de la prise en charge, les dimensions spécifiques et les facteurs – de risque et de protection – à prendre en compte.

Il s’agit également de pouvoir réorienter les individus vers des options et des programmes de prise en charge appropriés et de documenter le changement (ou son absence), contribuant ainsi à une évaluation des politiques publiques en matière de désengagement de la violence.

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